Une vieille théorie, une réalité bien actuelle : la coercition économique

Apr 06, 2025

Il y a des textes qui allument une lumière dans notre tête. Un de ceux-là, je l’ai lu récemment dans le Financial Times1, et il m’a permis de mieux comprendre ce que je ressentais confusément depuis des années : certaines décisions économiques, notamment celles de l’administration Trump, ne sont pas irrationnelles… elles sont coercitives. Et ça a des conséquences très concrètes pour nos petites entreprises québécoises.

Le commerce peut aussi être une arme – Comprendre Hirschman

L’économiste Albert O. Hirschman, dans son ouvrage National Power and the Structure of Foreign Trade (1945)2, s’éloigne volontairement de la vision idéalisée du commerce international comme moteur de paix. Pour lui, le commerce peut être utilisé comme un levier de contrôle et d’assujettissement.

Voici l’idée centrale :

Plus un pays dépend d’un autre pour ses échanges économiques, plus il devient vulnérable. Logique. Et plus celui qui contrôle la relation peut s’en servir pour obtenir ce qu’il veut, non par la persuasion… mais par la menace implicite ou explicite de rupture.

Ce pouvoir n’est pas basé sur la guerre ni sur des armes. Il est plus subtil, mais tout aussi efficace : il repose sur la peur de perdre l’accès à un marché, à des matières premières, ou à un système financier. En d’autres mots : c’est de la coercition économique.

On pourrait faire un parallèle avec les « bullies » du secondaire, si vous voulez une image plus près de nous. On parle souvent de Trump comme d’un narcissique — ce n’est pas anodin. Mais au-delà du diagnostic, ce que je perçois dans sa posture, c’est une forme d’immaturité politique, de moi-centrisme extrême, et une tendance à agir comme si le monde entier devait se plier à ses caprices.


Un comportement qui, transposé à l’échelle d’un État, devient dangereux et déstabilisant, surtout lorsqu’on a en main les leviers de la première puissance économique mondiale.

Dans ce contexte, le comportement de l’administration Trump prend un autre sens. Ce ne sont pas des politiques absurdes ou improvisées : ce sont des tentatives de forcer les autres pays à plier en utilisant la puissance économique et monétaire des États-Unis comme outil de domination.

Et si on parlait aussi de coercition économique?

Depuis quelques années, on a appris à nommer des formes de pouvoir insidieuses dans les relations personnelles et professionnelles. On comprend mieux ce que c’est que d’être influencée, dominée, manipulée… sans avoir dit "oui" librement. Ce mot-là, coercition, est devenu plus familier, en particulier depuis le mouvement #MeToo.

Mais attention : ce phénomène n’est pas nouveau. C’est pas comme si Trump venait de l’inventer!
Ce qui est nouveau, c’est notre capacité à le voir, à le nommer, à le démystifier.

Autrefois, ce qui relevait de la coercition était banalisé, invisibilisé, intégré dans la "normalité." C’est vrai dans nos histoires personnelles, et c’est tout aussi vrai dans les rapports entre pays.

Et ce qui est troublant, c’est qu’on peut aujourd’hui appliquer ce même regard critique à l’échelle géopolitique. C’est là que ça devient particulièrement dérangeant. Quand on entend des gens dire qu’ils ont « peur » ou qu’ils ressentent un profond malaise sans arriver à mettre le doigt sur ce qui cloche, c’est souvent cette dynamique de coercition qu’ils perçoivent intuitivement, sans encore avoir les mots pour la décrire.


Quand un pays utilise sa puissance économique pour forcer d’autres à obéir… est-ce encore un échange libre, comme on le justifie trop souvent en disant qu’« il agit dans l’intérêt de son peuple »? Ou est-ce qu’on assiste à une forme de coercition, institutionnalisée et normalisée?

Agir "pour son peuple", est-ce que ça justifie de nuire aux autres? D’imposer par la force? De manipuler, de menacer, d’isoler?

LOURS et PROFOND comme sujet, peut-être dans un autre post.
Revenons à nos moutons! 🐑

Une bifurcation géoéconomique — Et l’issue est incertaine

Ce que nous vivons aujourd’hui à l’échelle mondiale, c’est une bifurcation. Deux chemins s’ouvrent devant nous, et seul l’avenir nous dira quel chemin l’humanité prendra :

  • Le renforcement d’un monde centré sur les États-Unis, mais de plus en plus autoritaire, protectionniste, instable.

OU

  • L’émergence d’un monde multipolaire, avec plusieurs centres économiques (Chine, BRICS, Europe, etc.) et un rééquilibrage des relations commerciales.

Je vous laisse deviner lequel est mon choix...

Mais cette transition n’est pas acquise. Plusieurs figures politiques (comme Giorgia Meloni en Italie ou Viktor Orbán en Hongrie) continuent d’appuyer des modèles autoritaires alignés sur les États-Unis. Ce soutien international empêche pour l’instant le château de cartes de s’effondrer. Et pendant ce temps… l’incertitude règne.

Et nos PME québécoises, là-dedans?

On pourrait croire que tout cela ne concerne que les grandes puissances. Mais c’est faux.  Ce sont souvent les plus petites entreprises qui paient le prix (et j’inclus ici les business américaines) :

  • Pénuries de matières premières, hausse des coûts d’importation, délais d’approvisionnement.
  • Incertitude fiscale ou réglementaire si les accords commerciaux sont rompus ou modifiés.
  • Dépendance à des fournisseurs américains… qui peuvent devenir vulnérables à leur tour.

Mais au Québec, nous avons aussi des forces uniques à activer :

  • Des liens historiques avec la France et la Francophonie, qui pourraient devenir de nouveaux ponts économiques.
  • Un tissu de PME souvent agile, résilient, créatif.
  • Une capacité à penser local, tout en regardant ailleurs que vers le sud.

Conclusion — Comprendre, c’est déjà reprendre un peu de pouvoir

En tant que CPA, je vois souvent des entrepreneures et entrepreneurs qui subissent les grandes décisions économiques sans toujours savoir d’où elles viennent ni comment s’y adapter.

Pour moi, comprendre tout cela ne sert pas seulement à mieux planifier.

Comprendre me fait du bien.
Mettre des mots sur des dynamiques systémiques (comme la coercition économique) m’aide à me sentir un peu moins perdue dans un monde qui va vite. C’est une manière de redonner du sens, de replacer les décisions économiques dans un contexte plus large, plus humain.

Comprendre, c’est une forme de refuge.
Et c’est aussi le premier pas vers une forme de reprise de pouvoir, même minuscule, même silencieuse.
Et ça, je crois que c’est déjà beaucoup.

 

1 Tett, Gillian. (2025, April 5). How to make sense of Trump’s tariffs: A book from the 1940s offers a guide for the perplexed. Financial Times US, Opinion section, p. 9.

2 Hirschman, A. O. (1945). National Power and the Structure of Foreign Trade. Berkeley: University of California Press.